Coup de coeur - L'âge d'or

#utopiepolitique #couleurs

La première BD évoquée sur le blog, le chef d’œuvre de Pedrosa et Moreil © Itziar Domato

14/06/2020

8 min de lecture

Pour ce premier article sur une bande dessinée, j’ai choisi un chef d’œuvre, et je ne mâche pas mes mots. Il s’agit de « L’âge d’or » de Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil, publié en septembre 2018 chez Dupuis. Ce roman graphique est une réelle aventure médiévale aux sujets d’actualité. Les auteurs nous plongent dans une fable politique où l’on part à la recherche d’une utopie, le fameux Âge d’or. Mais au delà du récit de ce dyptique, c’est le graphisme de cette BD qui est une réelle claque ! C’est un univers graphique, coloré et riche en détails, qui sera analysé dans cet article. Prêts à découvrir LA bande dessinée de 2018 ?

Récit médiéval

Dans plus de ces 200 pages, « L’âge d’or » met en scène un décor moyenâgeux où le roi Armand vient de décéder. Sa fille ainée, Tilda, s’apprête ainsi à monter sur le trône pour reprendre le flambeau. Mais elle se fait évincer par son jeune frère, lui-même manipulé par sa mère. Tilda, notre héroïne, se retrouve alors en exil, accompagnée du seigneur Tunkred et de son protégé Bertil. Pendant ce temps, alors que Tilda fuit à recherche de soutien, le Peuple gronde et se révolte. Il suit le mythe de l’Âge d’or, qui présente l’espoir d’une société égalitaire et solidaire, loin de l’organisation féodale.

L’univers développé dans la BD de Pedrosa et Moreil est totalement réaliste, même si tout a été imaginé pour l’occasion. Les éléments clés du Moyen Âge sont présents : royauté, pauvreté des paysans, châteaux, etc. Les co-scénaristes ont d’ailleurs imaginés des noms aux sonorités médiévales, mais pouvant être prononcés dans une majorité de langues. De ce fait, « L’âge d’or » a été traduite en anglais et en polonais (je n’ai pas trouvé d’autres traductions). Quelques éléments mystiques sont tout de même présents dans le récit, sans pour autant être à 100% magiques : des hallucinations, des réactions corporelles, etc. Ces éléments n’ont pas encore d’explications, mais pourraient bien être expliqués scientifiquement. Il faudra attendre le deuxième tome de ce dyptique pour répondre à ces mystères !

Les personnages de « L’âge d’or » sont évidemment intéressants. Tilda, le personnage principal, est une princesse qui évolue au fil de cet exil. Elle incarne d’abord la future monarque qui cherche à être juste pour son Peuple. Puis ses idées se radicalisent tout au long de ses rencontres, à se demander si elle ne cherche pas avant tout la vengeance… Tankred, qui l’accompagne dans sa fuite, fait office de figure paternelle en tentant de guider au mieux Tilda. Bertil, protégé de Tankred, évolue lui aussi en découvrant les révoltes du Peuple. Il remet en question sa propre position, lui qui est témoin des hiérarchies sociales, mais qui ne fait pas totalement parti des hautes strates. Toutes ces évolutions de personnages suivent surtout la trame de fond de ce roman graphique, celui de l’utopie politique de l’Âge d’or.

Couverture de « L'âge d'or », avec Tilda sur son cheval au pied d'un lac dans une forêt

Zoom sur la couverture qui nous plonge dans ce monde médiéval © Dupuis

Des thèmes d’actualité

Avant toute chose, dans cette partie de l’article, je vais clairement vous divulguer les intrigues et événements du récit. Si vous n’avez pas déjà lu la bande dessinée, je vous conseille d’aller la lire, ou de sauter directement à la section suivante de l’article ! Maintenant que vous êtes prévenus, si je vous spoil ou divulgâche (comme diraient nos amis québécois), vous assumez !

Derrière la trame médiévale de ce récit, ce sont les sujets d’actualités qui sont réellement traités. Dès les premières pages de la bande dessinée « L’âge d’or », trois paysans discutent du mal-être qu’ils vivent avec leur seigneur sur leurs terres. Ils rêvent alors d’aller dans les terres voisines où la vie semble plus prospère. Ceci rappelle évidemment le sujet de l’immigration, de tous ces peuples qui visent le mirage d’une meilleure vie ailleurs.

L’un des thèmes principaux est bien évidemment celui du féminisme. Le fait d’avoir une héroïne joue naturellement, mais ce n’est pas le seul facteur, et heureusement ! Tilda n’est pas la caricature classique de la princesse naïve et docile qui nécessite d’être sauvée. Elle progresse au fur et à mesure, et finit par avoir des réactions détestables. Elle est humaine, confrontée aux événements de la vie qui la pousse à la guerre, elle qui souhaitait la paix pour son royaume. Toujours sur le thème du féminisme, nous rencontrons cette communauté de femmes indépendantes. Semblable aux ZAD que nous connaissons, dans ce village tout est partagé et décidé avec les membres de la communauté. Les femmes y ont tout construit, elles philosophent, se documentent et apprennent aussi à se battre et se protéger.

Le thème suivant, qui est tout aussi central, est celui de l’échiquier politique qui se joue dans « L’âge d’or ». L’œuvre de Pedrosa et Moreil est une vraie fable politique où la confrontation de modèles est au cœur du récit. D’un côté nous avons la royauté, où les seigneurs sont en haut de la pyramide, et les paysans en bas. De l’autre, le mythe de l’Âge d’or fait entrevoir au Peuple en révolte un espoir d’un monde de biens communs. Cette utopie porte l’égalité, la fraternité et la solidarité dans ses valeurs. Évidemment, des manigances et manipulations politiques se trament en parallèle, comme le putsch du jeune prince mené par sa mère.

Les fameux paysans rêvant de vie meilleure ailleurs © Dupuis

Derrière l’histoire

Mais à qui devons-nous ce magnifique récit mené avec justesse ? À Roxanne Moreil (libraire de profession) et Cyril Pedrosa (excellent dessinateur, ayant travaillé dans l’animation). Ce dernier est notamment connu pour les bandes dessinées Équinoxes et Portugal, son autobiographie. Ce couple d’auteurs a mit un an pour réaliser le scénario de « L’âge d’or », en pleine période pré-électorale de 2016. C’est justement cette ambiance qui leur a donné envie de traiter d’un sujet politique et de venir ouvrir les portes de nouveaux horizons.

D’après leur échange avec France Inter (disponible ici), le choix de la période médiévale a été crucial pour traiter de politique. Nous savons aujourd’hui que le modèle féodal moyenâgeux n’a pas duré, et que d’autres modèles ont vus le jour depuis. C’est plus acceptable d’entendre tout ce qui est dit politiquement dans « L’âge d’or » grâce à son univers médiéval. Dans le récit, l’organisation féodale est questionnée, ce qui rend plus simple d’y calquer notre monde actuel et ce que les auteurs souhaitent y critiquer. Pedrosa et Moreil ont d’ailleurs fait le choix de ne pas impliquer d’aspect religieux, pour se concentrer sur le récit politique.

La réalisation de cette bande dessinée a été un travail en duo entre Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil. Une grande partie du travail s’est déroulé par des échanges oraux qui ont permi un travail commun de qualité. « L’âge d’or » était initialement prévu en un seul ouvrage, découpé en quatre chapitres sous forme de saisons. Mais au vu du pavé que cela représentait, il a été découpé en dyptique, dont on attend avec impatience la suite ! Le deuxième tome était annoncé pour mars 2020, mais a été repoussé suite à la pandémie du Coronavirus, sans avoir encore de date précise. Cyril Pedrosa a cependant teasé quelques extraits sur son compte Instagram, croisons les doigts pour qu’une annonce arrive prochainement !

Portrait de Roxanne Moreil et Cyril Pedrosa, photographiés par Chloé Vollmer-Lo

Le couple d’auteurs photographiés par l’excellente Chloé Vollmer-Lo @ Chloé Vollmer-Lo

Un dessin extraordinaire

Une bande dessinée, au delà de l’histoire, c’est surtout un dessin. Et quel dessin sur « L’âge d’or » ! C’est juste magnifique ! C’est la première chose qui m’a attiré dans cet ouvrage, et je n’ai pas été déçue pendant ma lecture !

Le design des personnages est très intéressant car il est réellement bien mené. Aucun personnage ne se ressemble, chacun a ses propres traits qui le rend reconnaissable. La silhouette de chaque personne permet de l’identifier, ce qui est un procédé assez établi chez Disney. Cyril Pedrosa ayant travaillé dans le studio de la souris aux grandes oreilles, ce n’est pas étonnant de retrouver la méthode.

Mais ce qui reste assez bluffant et marquant, c’est l’usage très contrasté des couleurs, qui sont rarement naturelles. Les personnages vont se retrouver avec des couleurs de peaux étonnantes, allant du bleu au noir, en passant par des couleurs chairs. Certaines pages se font submerger de teintes chaudes ou froides, presque dans une monochromie générale. Les transitions de couleurs d’une page à l’autre sont ainsi très marquées. Le jeu des lumières challenge aussi avec justesse ces oppositions de couleurs.

Les détails des motifs viennent accompagner cette charge de couleurs. Chaque élément de décor a son propre motif, largement inspiré des fresques et tapisseries médiévales. Le bois, les feuilles, les mouvements de l’eau… tout est minutieux dans la réalisation, apportant parfois une surcharge visuelle. Mais des cases sans décors, avec des fonds unis sont présents. Celles-ci permettent de mettre en avant le personnage et la scène mise en place.

La mise en scène est dynamique, enchaînant des pages remplies de cases avec des pleines pages représentant une seule scène. Mais l’intelligence des auteurs a été de représenter l’avancé de plusieurs scènes au sein d’une même case. Ainsi, on peut voir les personnages parcourir un paysage et avoir une discussion de plusieurs bulles dans un même dessin. Cette méthode permet d’éviter de répéter des décors complexes sur plusieurs cases similaires. C’est un procédé narratif très commun de l’époque médiévale, que l’on retrouve chez le peintre flamand Bruegel. De nombreuses cases sont aussi muettes, laissant le lecteur se concentrer sur l’action de la case. Le damier de la page ne dépasse pas les six cases, permettant d’avoir d’assez grands visuels. Pedrosa a ainsi pu développer son dessin et jouer avec tout type de plans : gros plan serrés, champ-contrechamp, plan larges, etc.

Mais regardez-moi la beauté de ce dessin et de ses couleurs ! © Dupuis

Derrière le dessin

Le dessin de Cyril Pedrosa m’a réellement émerveillé et j’ai été curieuse de savoir comment il l’avait réalisé. En me documentant, j’ai découvert quelques making-of sur le site officiel et des interviews où l’artiste explique son processus. Il y explique notamment qu’il avait d’abord réalisé une version entièrement au crayon. La trentaine de planches au crayon n’ont pas été retenues par l’artiste, car n’étant pas cohérentes avec le récit. Le rendu s’approchait trop d’un esprit de conte Disney, et non d’une fable politique qu’est « L’âge d’or ».

C’est une technique traditionnelle avec un traité numérique qui a été finalement utilisé pour la bande dessinée. À la base, l’illustration est dessinée manuellement à l’encre noire, par l’usage de pinceaux et plumes. Ce dessin est ensuite scanné pour pouvoir réaliser numériquement la mise en couleur sur Photoshop (logiciel de montage et dessin). Sur le dessin initial, tout est peint en noir et blanc, sans l’usage de niveaux de gris. Les masses de noirs deviendront ensuite des masses de couleurs grâce à Photoshop. Pedrosa a donc dû jouer avec la densité des éléments et motifs pour donner des intensités de gris. C’est un procédé classique en illustration, mais qui nécessite d’avoir en tête la future colorimétrie lors des croquis traditionnels.

Vient ensuite l’étape de numérisation du dessin et de la mise en couleur. Le scan des dessins permet de retoucher quelques petits éléments et accrocs du dessin initial. C’est aussi l’occasion de dupliquer les motifs pour remplir toutes les surfaces. Car oui, dessiner à la main toute une surface d’un même motif, c’est très chronophage, et j’en parle par expérience… La technique de Pedrosa a donc été de dessiner un seul élément du motif, puis de le répéter numériquement, et c’est bien mâlin !

Suite à un travail préliminaire de recherche pour trouver les bonnes chromies, l’artiste a pu coloriser ses planches. Il a notamment appliqué des couleurs sur les cernes, de façon à donner un effet de broderie médiévale. Les masses sont alors définies sur Photoshop et les effets d’éclairages et d’ombres ont été ajoutés. C’est un travail très long et minutieux, tout autant que le dessin manuel, et l’artiste a été assisté par Joran Treguier et Claire Courrier pour cette mise en couleur.

Parallèle entre une case dessiné à l’encre puis mis en couleur numériquement © Dupuis

Conclusion

Vous l’aurez compris, comme toutes les œuvres cités sur ce blog, je suis totalement sous le charme de « L’âge d’or ». Roxanne Moreil et Cyril Pedrosa ont réalisé un magnifique travail, autant sur le récit que sur le dessin pour aboutir à cette bande dessinée. Je ne suis évidemment pas la seule à l’avoir remarqué, au vu des deux prix remportés par le livre. Elle a ainsi reçu le Prix Landerneau en 2018 et Prix de la BD Fnac France Inter en 2019. Il ne nous reste plus qu’à attendre le deuxième tome du diptyque, et pourquoi espérer une adaptation en film d’animation ?

Pour aller plus loin

Si je vous ai convaincu avec cet article sur la bande dessinée « L’âge d’or » de Pedrosa et Moreil, et que vous souhaitez en savoir plus, voici quelques liens qui pourront vous intéresser !

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